Tout le monde en parle, d’une possible nouvelle collaboration entre médecins et infirmiers, on sent qu’un mouvement est en cours, en bien des points inéluctable. Le sujet suscite une juste méfiance – les médecins en ont tant vu, se sont tellement fait avoir, il faut dire – mais aussi, c’est vrai, un début de paranoïa.
Dans un article sur le sujet publié la semaine dernière dans le BMS, Max Giger et Sabina De Geest rappellent à raison que, à cause de la pénurie générale de personnel soignant qui guette notre société à l’horizon 2030, le choix n’existe plus, qu’il faudra faire évoluer les rôles et surtout «ne pas se perdre dans des luttes de partage». On ne peut que se montrer d’accord, lorsqu’ils plaident pour un «changement de paradigme» où les compétences des différents acteurs seraient définies selon des «priorités» claires.
Le difficile, cependant, au-delà des bonnes intentions, c’est de définir les modalités et limites de la nouvelle collaboration. D’un côté, Giger et De Geest décrivent une place ambitieuse pour des infirmiers ayant reçu une formation universitaire (advanced practice nurses ou APN) qui peuvent, «suivant les processus de prise en charge», «assister les médecins dans les soins de premier recours, les compléter ou les remplacer partiellement». De l’autre, un peu plus loin dans l’article, ils leur assignent une place beaucoup plus restrictive, définie en fonction des médecins : «Les médecins de famille fournissent de nombreuses prestations en dehors de leur domaine de base, notamment dans le secteur administratif et organisationnel. En se concentrant sur leur activité médicale proprement dite, les médecins pourront déléguer davantage à d’autres professionnels de santé spécialisés, notamment aux APN…». Plus question donc de remplacer les médecins, juste de faire le sale boulot à leur place. Où se trouve le vrai ?
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Une ambiguïté plus grande encore s’observe dans les motifs évoqués en faveur d’une nouvelle collaboration. Giger et De Geest évoquent la pénurie de médecins, ou encore la complexité des soins modernes, qui nécessitent un travail en équipe, avec des capacités et des compétences complémentaires. Mais dans le numéro que le BMJ vient de consacrer au sujet, ces nobles raisons sont à peine mentionnées. Le langage est beaucoup plus cru. Le véritable motif, c’est l’argent. Il est facile, explique Fiona Godlee, de comprendre pourquoi le travail des infirmières s’étend dans la sphère traditionnelle des médecins : «elles coûtent moins cher et ont davantage de temps à consacrer aux patients». Et encore : à lire les autres articles du même BMJ, on découvre que les infirmières ont de moins en moins de temps disponible, hors activité standardisée.
Plus profondément que la question de l’argent, c’est celle de l’obéissance qui s’avère cruciale. Quelle différence entre médecins et infirmières ? se demande Godlee. Réponse : «les médecins ont besoin de prendre des risques et de se confronter à l’incertitude, alors que les infirmières sont plus enclines à suivre des protocoles et à donner des soins prédéfinis». Autrement dit, les deux professions travaillent selon deux modèles très différents. Et, contrairement à ce que l’on pourrait croire, le modèle le plus menacé, parce que le plus critique, le plus indépendant d’esprit et donc le plus dérangeant pour l’industrialisation des soins en cours, c’est celui des médecins.
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Pour le moment, rien ne prouve que les infirmières soient plus économiques. Prenez le premier recours. «De façon surprenante, écrit Bonnie Sibbald, peu d’études ont cherché à savoir si la substitution des médecins par des infirmières permet de gagner de l’argent. Mais les travaux disponibles suggèrent que cette substitution est économiquement neutre». Sibbald se dit malgré tout persuadée que des gains d’efficience apparaîtraient si, grâce à une extension du rôle des infirmières, les médecins pouvaient se focaliser sur les tâches complexes qu’eux seuls sont capables d’assumer.
Dans un autre article, Rhona Knight rappelle que les infirmières évoluent dans un monde flou de titres, de formations, de savoirs, de compétences de toutes sortes, ce qui ne facilite pas l’attribution des tâches. Surtout, à ceux qui plaident pour que des infirmières APN remplacent les généralistes dans le premier recours, elle répond que la gestion de l’incertitude, si on la prenait au sérieux, demanderait qu’elles reçoivent un enseignement en sciences de base et au raisonnement critique. Autrement dit, il faudrait qu’elles acquièrent une formation de médecin de premier recours…
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Dans la médecine spécialisée aussi, les infirmières progressent, s’installent au cœur des bastions médicaux, en anesthésie, en endoscopie, en petite chirurgie, explique pour sa part Rebecca Coombes. Aux Pays-Bas, par exemple, les infirmières peuvent s’occuper de l’ensemble de la procédure d’anesthésie, un médecin se contentant de superviser plusieurs salles. Dans de nombreux pays, des «infirmières endoscopistes» dédoublent les médecins pour faire face à une demande croissante, en particulier à cause du dépistage des cancers. Sur un plan médical, l’expérience s’avère pourtant mitigée : n’étant pas formées pour «travailler de manière aussi autonome que les médecins», explique un médecin interrogé par Coombes, les infirmières sont handicapées pour gérer les problèmes qu’elles rencontrent. Qu’importe : le «management», quel qu’il soit, fait tout pour favoriser un mouvement de substitution puisque, «pour le prix d’un médecin, il est possible d’avoir deux infirmières».
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Ce qu’il faut comprendre, c’est que les relations médecins-infirmières ne sont que le cas particulier d’un phénomène plus vaste. Parce qu’elle s’étend, se complexifie, s’enrichit de nouvelles formes de pratiques, la médecine requiert de nouvelles compétences. Dans le continuum des professions de la santé – qui va de l’infirmière au médecin, en passant par l’assistante médicale, le pharmacien, le physiothérapeute, le psychologue, la sage-femme, le technicien en radiologie – les rôles ne cesseront de se redéfinir. De nouvelles professions techniques et sociales apparaîtront, porteuses de savoirs de plus en plus spécialisés.
Il est donc archi-sûr que les médecins vont voir leur place contestée, mais aussi, sur le versant positif, leurs compétences complétées. Sur un plan philosophique, la question que pose cette évolution n’est pas accessoire : elle touche à leur identité et donc à leur unité. Qu’est-ce qui les fait exister comme corps professionnel ? Une passion pour l’incertitude, comme dirait Godlee ? Oui, mais pas seulement. Un esprit critique, capable d’autonomie ? Certes, mais ce n’est pas suffisant. Une culture, une anthropologie ? Oui, voilà le cœur. Mais une culture qu’il leur revient de valoriser davantage, au moment où ils s’en désintéressent plutôt, et qu’il leur faut apprendre à partager.
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Cela dit, il y a un hic, et il est de taille. La condition pour que s’instaure un dialogue fort entre médecins et autres soignants, pour que souffle, dans les années qui viennent, un esprit constructif et innovant, c’est que les politiciens aient un projet concernant le système de santé qui aille au-delà de sa soumission à un marché dirigé par les assureurs.
Aux médecins, on ne peut pas demander d’un côté une collaboration intelligente au partage des tâches de la médecine de demain. Et de l’autre côté, dans le vrai monde, les soumettre à la loi de la jungle. Le spécifique de leur formation, rappelons-le, c’est l’esprit critique.
Bertrand Kiefer